(*) Titre donné par Borges au chapitre dont est extrait la première citation.
(…) le soupçon m’est venu que l’histoire, la véritable histoire, est plus pudique, et que ses dates essentielles peuvent aussi demeurer longtemps secrètes. (…) Ce qui m’a conduit à cette réflexion, c’est une phrase entrevue par hasard en feuilletant une histoire de la littérature grecque (…). Voici cette phrase : « Il introduisit un second acteur ». Je m’arrêtai, je vis que le sujet de cette mystérieuse action était Eschyle, et que cet auteur, ainsi qu’on peut le lire au quatrième chapitre de la Poétique d’Aristote, « éleva de un à deux le nombre des acteurs ». On sait que le drame est né de la religion de Dionysos ; originairement, un seul acteur, l’hypocrités, exhaussé par le cothurne, vêtu de noir ou de pourpre et la figure agrandie par un masque, partageait la scène avec les douze personnes du chœur. Le drame était une des cérémonies du culte et, comme tout ce qui est rituel, faillit un moment être immuable. Il aurait pu en être ainsi, mais un jour, cinq cents ans avant notre l’ère chrétienne, les Athéniens virent avec surprise, et peut-être avec scandale (…) apparaître un second acteur que rien n’annonçait. (…) Les Tusculanes nous apprennent qu’Eschyle entra dans l’ordre pythagoricien, mais nous ne saurons jamais s’il pressentit, même imparfaitement, tout ce qui signifiait ce passage de un à deux, de l’unité à la pluralité, et par là à l’infinité. Avec le second acteur apparurent le dialogue et les possibilités indéfinies de réactions des caractères les uns sur les autres.
On dit que Pythagore n’a rien écrit ; Gomperz soutient qu’il agit de la sorte parce qu’il se fiait davantage à la vertu de l’instruction orale. Plus probante encore que la simple abstention de Pythagore est le témoignage non équivoque de Platon, qui a affirmé dans le Timée : « C’est une rude tâche que de découvrir l’auteur et le père de cet univers, et une fois qu’on l’a découvert, il est impossible de le faire connaître à tous les hommes » ; et dans le Phèdre il rapporte une fable égyptienne contre l’écriture – dont l’usage déshabitue les gens d’exercer leur mémoire et les oblige à dépendre des signes – et dit que les livres ressemblent aux portraits « qui paraissent vivants mais sont incapables de répondre un mot aux questions qu’on leur pose ». Pour atténuer ou faire disparaître cet inconvénient, il imagina le dialogue philosophique. Le maître choisit le disciple, mais le livre ne choisit pas ses lecteurs, qui peuvent être pervers ou stupides ; cette méfiance platonicienne subsiste dans ces paroles de Clément d’Alexandrie, homme de culture païenne : (…) « Ecrire tout dans un livre c’est laisser une épée aux mains d’un enfant » ; l’idée dérive du texte évangélique : « N’offrez pas ce qui est saint aux chiens et ne jetez pas vos perles devant les porcs, de crainte qu’ils ne les foulent aux pieds, et ne se tournent contre vous pour vous mettre en pièces. » Cette maxime est de Jésus, le plus grand maître de l’enseignement oral, qui écrivit une seule fois des paroles sur le sol, qu’aucun homme n’a lues (Jean, VIII, 6).
Clément d’Alexandrie écrivit son peu de confiance dans les paroles écrites à la fin du IIème siècle ; à la fin du IVème commença le processus mental qui devait aboutir, après bien des générations, à la prédominance de la langue écrite sur la langue parlée, de la plume sur la voix. Un hasard admirable a voulu qu’un écrivain ait fixé l’instant – j’exagère à peine en le nommant instant – où ce vaste processus prit naissance. Saint Augustin raconte, au sixième livre des Confessions : « Quand Ambroise lisait, il parcourait les lignes du regard, en imprégnant son âme du sens, sans proférer une parole ni mouvoir les lèvres. (…) Pour moi, je crois que, s’il lisait ainsi, c’était pour ménager sa voix, qui s’enrouait facilement. (…) Treize ans plus tard, il [St Augustin) rédigea ses Confessions, encore inquiet du singulier spectacle auquel il avait assisté : un homme dans une chambre, avec un livre, lisant sans articuler les mots.
Ibid. p. 165 ss