30 novembre 2008

La pudeur de l'histoire *

(*) Titre donné par Borges au chapitre dont est extrait la première citation.

(…) le soupçon m’est venu que l’histoire, la véritable histoire, est plus pudique, et que ses dates essentielles peuvent aussi demeurer longtemps secrètes. (…) Ce qui m’a conduit à cette réflexion, c’est une phrase entrevue par hasard en feuilletant une histoire de la littérature grecque (…). Voici cette phrase : « Il introduisit un second acteur ». Je m’arrêtai, je vis que le sujet de cette mystérieuse action était Eschyle, et que cet auteur, ainsi qu’on peut le lire au quatrième chapitre de la Poétique d’Aristote, « éleva de un à deux le nombre des acteurs ». On sait que le drame est né de la religion de Dionysos ; originairement, un seul acteur, l’hypocrités, exhaussé par le cothurne, vêtu de noir ou de pourpre et la figure agrandie par un masque, partageait la scène avec les douze personnes du chœur. Le drame était une des cérémonies du culte et, comme tout ce qui est rituel, faillit un moment être immuable. Il aurait pu en être ainsi, mais un jour, cinq cents ans avant notre l’ère chrétienne, les Athéniens virent avec surprise, et peut-être avec scandale (…) apparaître un second acteur que rien n’annonçait. (…) Les Tusculanes nous apprennent qu’Eschyle entra dans l’ordre pythagoricien, mais nous ne saurons jamais s’il pressentit, même imparfaitement, tout ce qui signifiait ce passage de un à deux, de l’unité à la pluralité, et par là à l’infinité. Avec le second acteur apparurent le dialogue et les possibilités indéfinies de réactions des caractères les uns sur les autres.

Jorge Luis BORGES, Enquêtes, p. 249-251


On dit que Pythagore n’a rien écrit ; Gomperz soutient qu’il agit de la sorte parce qu’il se fiait davantage à la vertu de l’instruction orale. Plus probante encore que la simple abstention de Pythagore est le témoignage non équivoque de Platon, qui a affirmé dans le Timée : « C’est une rude tâche que de découvrir l’auteur et le père de cet univers, et une fois qu’on l’a découvert, il est impossible de le faire connaître à tous les hommes » ; et dans le Phèdre il rapporte une fable égyptienne contre l’écriture – dont l’usage déshabitue les gens d’exercer leur mémoire et les oblige à dépendre des signes – et dit que les livres ressemblent aux portraits « qui paraissent vivants mais sont incapables de répondre un mot aux questions qu’on leur pose ». Pour atténuer ou faire disparaître cet inconvénient, il imagina le dialogue philosophique. Le maître choisit le disciple, mais le livre ne choisit pas ses lecteurs, qui peuvent être pervers ou stupides ; cette méfiance platonicienne subsiste dans ces paroles de Clément d’Alexandrie, homme de culture païenne : (…) « Ecrire tout dans un livre c’est laisser une épée aux mains d’un enfant » ; l’idée dérive du texte évangélique : « N’offrez pas ce qui est saint aux chiens et ne jetez pas vos perles devant les porcs, de crainte qu’ils ne les foulent aux pieds, et ne se tournent contre vous pour vous mettre en pièces. » Cette maxime est de Jésus, le plus grand maître de l’enseignement oral, qui écrivit une seule fois des paroles sur le sol, qu’aucun homme n’a lues (Jean, VIII, 6).

Clément d’Alexandrie écrivit son peu de confiance dans les paroles écrites à la fin du IIème siècle ; à la fin du IVème commença le processus mental qui devait aboutir, après bien des générations, à la prédominance de la langue écrite sur la langue parlée, de la plume sur la voix. Un hasard admirable a voulu qu’un écrivain ait fixé l’instant – j’exagère à peine en le nommant instant – où ce vaste processus prit naissance. Saint Augustin raconte, au sixième livre des Confessions : « Quand Ambroise lisait, il parcourait les lignes du regard, en imprégnant son âme du sens, sans proférer une parole ni mouvoir les lèvres. (…) Pour moi, je crois que, s’il lisait ainsi, c’était pour ménager sa voix, qui s’enrouait facilement. (…) Treize ans plus tard, il [St Augustin) rédigea ses Confessions, encore inquiet du singulier spectacle auquel il avait assisté : un homme dans une chambre, avec un livre, lisant sans articuler les mots.

Ibid. p. 165 ss

Je cherche un homme

Imaginons qu’une biographie d’Ulysse (…) nous indiquât que le héros n’a jamais quitté Ithaque. La déception que produirait en nous ce livre, heureusement hypothétique, est celle que produisent toutes les biographies de Whitman. De l’univers paradisiaque de ses vers à l’insipide chronique de sa vie, le passage est mélancolique. Et de façon paradoxale cette mélancolie inévitable s’aggrave encore lorsque le biographe essaie de dissimuler qu’il y a deux Whitman ; l’un, « le sauvage amical et éloquent » de Leaves of grass, l’autre, le pauvre écrivain qui l’a inventé. (…) [suit ici une liste de contradictions entre l’un et l’autre] ... mais il importe davantage de comprendre que le vagabond heureux dont les vers de Leaves of grass nous offrent l’image aurait été incapable de les écrire.

Byron et Baudelaire ont, en des ouvrages illustres, dramatisé leur infortune ; Whitman, son bonheur. (…) Whitman, avec une fougueuse humilité, souhaite ressembler à tous les hommes. Leaves of grass, obesve-t-il, « est le chant d’un grand individu collectif, populaire, homme ou femme ». Ou bien encore, dans ces vers immortels (Song of myself, 17) :

Voici en vérité les pensées de tous les hommes dans tous les lieux et à toutes les époques ; elles ne me sont pas propres.
Si elles sont moins tiennes que miennes, elles ne sont rien ou presque rien.
Si elles ne sont pas l’énigme et la solution de l’énigme, elles ne sont rien.
Si elles ne sont pas proches et lointaines, elles ne sont rien.
Voici l’herbe qui pousse là où il y a de la terre et de l’eau.
Voici l’air commun qui baigne la planète.

(…)

Il (Whitman) fut aussi celui qu’il devait être dans le futur, dans notre nostalgie à venir, créée par ces prophéties qui l’annonçaient (Full of life, now) :

Plein de vie, aujourd’hui, compact, visible,
Moi, âgé de quarante ans en l’an quatre-vingt-trois des Etats-Unis,
Je te cherche, toi, dans un siècle ou dans beaucoup de siècles,
Toi, qui n’est pas né, je te cherche.
Tu es en train de me lire. Et maintenant c’est moi qui suis invisible,
C’est toi, compact, visible, qui perçois les vers et qui me cherche,
En songeant combien tu serais heureux si je pouvais être ton compagnon.
Sois heureux comme si j’étais avec toi. (Ne sois pas trop sûr que je ne suis pas avec toi).

(...) Rapprocher le nom de Whitman de celui de Paul Valéry est, à première vue, une opération arbitraire et, qui pis est, inepte. (...) Un fait pourtant les unit : l'oeuvre de tous les deux à moins de prix comme poésie que comme signe d'un poète exemplaire, créé par l'oeuvre même. (...) L'un des objets des compositions de Whitman est de définir un homme possible - Walt Whitman - doué d'une infinie et négligente félicité;

Jorge Luis BORGES, Enquêtes (p. 89 à 98)

"Il était donc une fois ..."

(…) Jean-François Lyotard (…) prétend dresser un bilan des principaux codes langagiers surdéterminant le Savoir et ses divers modes de légitimation. (…) Lyotard fait notamment la part trop belle au discours narratif, plus exactement au récit, qui serait le modèle légitimant de tous les autres types de discours (cognitifs, prescriptifs, etc.) et aurait seul en retour, par sa pratique "mineure" ou micrologique, le privilège exorbitant de procéder à sa propre délégitimisation.

(…) Certes, il n’est plus possible "aujourd'hui" de s’entendre sur un Projet de civilisation unique qui ne trahisse la domination d’un groupe de locuteurs sur un autre, autrement dit qui ne soit spécifique à un régime de phrases se prenant immédiatement comme référent.

(…) Lyotard vise essentiellement une pratique inconsciente du discours, telle que le genre "cognitif "se trouve survalorisé alors même que l’opération fondatrice et légitimante (préjugés ontologiques, épistémologiques, etc.) ne relève que du mythe, c’est-à-dire d’une forme essentielle du récit. D’une manière générale, tout savoir – y compris le savoir "scientifique" – est obligé de se raconter pour faire savoir qu’il sait… En fin de compte, Lyotard propose de radicaliser les jeux de langage, non pour parvenir à un consensus (qui revient toujours à une forme auto–légitimante du « système » ) mais au contraire à un dissentiment généralisé. Ce qu’il faut entendre comme une éthique de l’enchaînement des phrases, une provocation au dialogue, et pas du tout comme une invitation au délire.

(…) Nietzsche s’attaque moins aux valeurs (qu’il valorise comme telles) qu’à la barbarie des dogmes, comme pour nous réveiller d’un mauvais cauchemar. Rien d’étonnant à ce que le « philosophe du matin », bien réveillé, se sente d’attaque ! Il préconise non pas une pensée sédentaire, protectionniste, mais une pensée remémorante et reviviscente, une pensée de la contamination (des formes du passé avec celles du présent) pour une remontée au travers – et non plus au-delà – de la métaphysique. (…) Dans le texte de Nietzsche, cette idée [de l’éternel retour] n’est nullement constituée en théorie, d’ailleurs elle apparaît peu sinon comme une idée volontairement saugrenue, voire une simple hypothèse. Or c’est précisément cela le miracle nietzschéen : d’être purement hypothétique ou même peu vraisemblable, n’empêche pas l’Eternel Retour d’infléchir réellement la pensée de Nietzsche et de distribuer ses effets jusqu’au cœur de la philosophie contemporaine.

(…) Cet abandon à la technique ne doit cependant pas faire illusion : selon Heidegger il conduira à l’abandon de la technique lorsque celle-ci aura révélé son appartenance à la métaphysique, au Ground, à l’imposer en général ; sa « reconversion » se fera au nom de l’essence de l’Etre qui est avant tout envoi, transmission, message, missive – autrement dit Langage. Malheureusement, Heidegger ne nous dit rien de précis sur une telle « reconversion », une telle « révélation », et s’enferre dans une mystique.

(…) La poésie (et l’art en général) ne s’expérimente que dans ce rapport destinal à la mortalité. Les conséquences, pour ce qui nous occupe, sont incalculables. 1) L’expression « mort de l’art » prend tout son sens dès lors que, bien entendu, il ne s’agit pas d’un « fin » de l’art mais d’un rapport inaugural avec la mort. En conséquence l’œuvre d’art travaille à sa reconduction à la « terre » comme présence de la matière et, aussi bien (surtout), matérialité de l’œuvre. 2) Le langage est à la poésie ce que l’homme est au langage : ce n’est plus un simple rapport mais un rapport de rapport, une coïncidence originaire. De fait, toute critique visant à définir le poème en termes d’ « expression », de « représentation », ou d’ « intention » pourra être reléguée aux « oubliettes »… (d’avoir oublié, précisément, l’essence de la poésie comme Dire originaire – c’est-à-dire, purement et simplement comme langage). 3) …

(…) S’il est vrai que « le poème est au fort de lui-même quand il est au bord de lui-même » (Paul Celan), alors le poète doit payer de sa personne ; il témoigne ainsi de l’impossibilité de vivre la possibilité de la poésie. Une telle conception définit assez bien l’expérience poétique (ex-périri latin) entendue comme traversée d’un péril, dont il faut se garder tout en l’affrontant.

Vu ici : http://la-poesie-elementaire.blogspot.com/

Didier MOULINIER (au 26 nov. 08)

23 novembre 2008

Rien à vous (faire) lire !

Le fait de s'en remettre à l'imprimerie conduit le monde vers la solitude. L'homme moderne écrit ses pensées, ses poésies, etc. et il en attend de la gloire auprès du plus grand nombre (un spectre) ou un écho chez un petit nombre. Mais ces derniers ne lisent pas, ou ils ne lisent que lorsque l'auteur est déjà mort. La solitude est en partie rendue nécessaire par notre société, et en partie elle est obtenue par une technique raffinée (mais inconsciente) de l'auteur lui-même. S'il parlait au lieu d'écrire, il ne serait pas seul.
p. 42

Côté infantile de Schopenhauer. Certains de ses accents polémiques ressemblent véritablement aux caprices d'un enfant. Sa vanité sénile, qui absorbe béatement tous les compliments (les louanges, les exaltations des disciples) sans même prêter attention à la valeur de ce qui les prodigue.
Son style revigore, il nous console dans la solitude. Brillant et profond, riche et original, toujours de manière inattendue, non complaisant avec lui-même comme celui de Goethe. On sent que toute une vie se décharge, que l'écriture est la seule raison de son existence, sa consolation quotidienne. C'est une voix vivante, qui croit ne pas vouloir être écoutée, et se maintient ainsi en vie par écrit. Justification moderne de l'écriture.
p. 59

En d'autres termes, le mystique qui parle ou écrit est un artiste pour un public limité, mais il n'en est pas moins pour cela universel, puisque tous ceux qui participent de sa vie intérieure, ou d'autres qui en sont proches, reçoivent la communication.
p. 76

Celui qui a formé ses idées de cette manière et a, pour sa part, observé la vie qui l'entoure d'un regard original, évoluant toujours parmi les sensations et non parmi les concepts, et qui, sur la base de ces données intuitives, a élaboré des jugements personnels, devient rapidement un individu pouvant entrer en contact avec d'autres, non seulement pour apprendre, mais aussi pour exprimer ce qu'il a forgé en lui-même.
p.104

En bref, la raison est un discours de la contrainte, face au discours poétique, plus ancien, qui est celui de la suggestion, ou au discours rhétorique légèrement postérieur, qui est celui de la persuasion. Le signe de la nécessité est à la racine de l'expression rationnelle, et la nature de la nécessité est précisément de commander.
Mais commander n'a pas de sens, s'il n'y a pas quelqu'un qui puisse obéir. Donc la sphère de la communication, telle qu'elle accepte comme seul arbitre le jugement de la violence, est la condition originelle de la configuration de la faculté raisonnante.
p. 127

Quand on éloigne l'homme de la sphère de ses besoins immédiats, et qu'on l'observe pour voir si quelque chose s'ajoute encore, si l'homme a quelque chose à donner, à extérioriser, nous sommes frappés par la pauvreté de ce superflu. Tout au plus, il tente de reproduire de diverses manières des images circonscrites, en se servant de compétences les plus diverses. Ou des évènements réellement arrivés, qui ne concernent plus sa personne, et qu'il veut maintenant raconter ou faire revivre. (...) Et c'est pourtant cette activité expressive qu'on appelle généralement l'art (...). La sphère de la communication reste un présupposé de ces actes anomaux de l'homme.
p. 134

L'écriture comme épisode.
Se servir de l'écriture comme d'un instrument pour restaurer la parole vivante, avec comme visée la constitution d'une communauté vivante, ce que les conditions générales de la culture ne produisent précisément plus.
Platon contre l'écrit : Septième lettre.
p. 150

Maladies inexplorées
Les maladies de l'intellect sont parmi les moins connues, "précisément" parce qu'elles sont aujourd'hui les plus diffuses et les plus généralisées. Ce champ d'action échappe à notre siècle thérapeutique. Il s'agit en partie de maladies sournoises, intrinsèques, générées par des tromperies retentissantes, par des méprises sur certains mots, inoculées dans le flux des générations. Ce sont en partie des maladies individuelles ou dues au milieu, qui se déclarent pendant les années d'apprentissage, propagées par les mécanismes dominants de l'argumentation, par une perversion du goût qui évalue les hommes et les choses selon des mètres indiscutables, selon l'opinion publique de ceux qui se présentent comme plus brillants, modernes, distingués. Le jeune intellect qui tombe dans nos milieux, se retrouve englué, il devient paresseux : en se rendant maître de ces formules, il se sent déchargé de l'obligation de former ses propres jugements, et à l'avenir il ne sortira plus de ces ornières, parce que désormais il sait déjà comment sont les choses.
Giorgio Colli, Philosophie de la distance

17 novembre 2008

Lui aussi, il dit qu'il parle *

(...) L’un des éléments les plus significatifs est celui qu’indique le titre même de l’essai « Sur la langue en général et la langue des hommes ». Pour donner au caractère magique du langage toute sa portée, il faut d’abord comprendre que le langage n’est pas le propre de l’homme. Chaque chose a son langage, dans lequel elle communique ce que Benjamin appelle son « essence spirituelle ». Son existence ne se réduit pas seulement à sa matérialité propre. Elle existe, en tant qu’elle parle, qu’elle nous parle, sans doute aussi énigmatiques que restent, à ce stade de la théorie, ce pronom et cette adresse. Les choses parlent. Ce faisant, elles n’usent pas d’un langage qui leur serait extérieur. Elles ne disposent pas d’un langage dont elles se serviraient comme d’un instrument pour communiquer cette essence spirituelle. Elles parlent d’elles-mêmes et par elles-mêmes. Et c’est parce qu’elles parlent (dans la mesure où elles se communiquent) que nous leur reconnaissons une telle essence.

Mais que disent-elles ? Elles ne disent rien de particulier. Elles ne nous communiquent aucun contenu, sinon le simple fait qu’elles « nous » parlent. Le langage des choses se résume ainsi à une adresse, sans autre contenu que cette adresse même – c’est-à-dire sans autre contenu que le langage lui-même. C’est ce qui lui donne son caractère magique. Ou plutôt, il tient ce caractère de ce qui apparaît alors comme le trait propre de cette communication : son immédiateté et son infinité.

(…)

Telle est donc la magie du langage. Les choses (nous) disent, immédiatement et infiniment, qu’elles (nous) parlent. Reste à penser le statut, la place singulière de ce « nous » que, respectant le mouvement de la pensée de Benjamin, on a jusqu’alors mis entre parenthèses. Et s’il fallait le suspendre, c’est que l’homme doit d’abord, très provisoirement, être considéré au même titre que les choses, c’est-à-dire comme un être auquel s’applique la théorie générale du langage qu’on vient d’exposer. C’est même ce qui fait, pour une grande part, l’originalité de la démarche de Benjamin. La proposition : « l’essence linguistique des choses est leur langage » est « appliquée à l’homme ». A ce titre, tout ce qui a été dit de la magie du langage (son immédiateté, son infinité) vaut pour ce cas particulier.


L’homme dit donc, infiniment et immédiatement, qu’il parle. Il communique dans son langage son essence spirituelle qui, dès lors qu’il la communique, se confond avec son essence linguistique. Restent deux questions : A qui parle-t-il ? A qui communique-t-il son essence spirituelle comme essence linguistique ? Et de quelle façon parle-t-il ? Non pas au moyen de quel instrument, mais : comment ? Répondre à ces deux questions (et comprendre l’articulation de ces deux réponses), c’est non seulement saisir ce qui fait pour Benjamin la particularité du langage humain, mais c’est aussi comprendre en quoi cette théorie du langage a une double portée, théologique et politique. Etre attentif à la magie du langage (…) c’est en effet tout à la fois souscrire à un espoir de rédemption (…) et s’opposer de façon révolutionnaire à une conception du langage que Benjamin lui-même qualifiera de « bourgeoise ».

A la question : « comment ? » la réponse est simple (du moins en apparence). L’homme parle dans les mots ; autrement dit, il parle en nommant les choses. Et c‘est ce qui fait la singularité de son langage. C’est même tout l’intérêt de partir d’une théorie générale du langage que de faire apparaître ceci : le langage humain se distingue de tout autre langage en ce qu’il est un langage qui nomme. Cela donne au « nous » resté en suspends une singulière dimension : les choses nous parlent et nous les nommons. Leur langage est de se communiquer à nous. Le nôtre est non pas de les communiquer, mais de nous communiquer nous-mêmes (de dire notre essence spirituelle) dans les noms que nous leur donnons. Ce faisant, nous ne préservons la magie du langage qu’à la condition de ne pas réduire les noms à un moyen par lequel nous communiquerions notre essence spirituelle. Etre attentifs à cette magie, c’est, tout au contraire, considérer que cette essence (dans la mesure où elle se communique) est coextensive à la nomination. C’est ici qu’intervient un premier motif politique dans l’analyse de Benjamin.

« Croire que l’homme communique son essence spirituelle par les noms, c’est s’interdire de supposer que l’homme communique réellement son essence spirituelle, - car cela ne se fait point par des noms de choses, autrement dit cela ne se fait pas par des mots qui lui serviraient à désigner une chose. Et alors il peut admettre seulement ceci : qu’il communique quelque chose à d’autres hommes, car cela se fait par le mot qui me sert à désigner une chose. Cette vue est la conception bourgeoise du langage (…) dont la suite va montrer de plus en plus clairement le caractère intenable et vide. Cette vue consiste à dire : le moyen de communication est le mot, son objet est la chose, son destinataire est l’homme. »

(…)

Ce que la réduction du langage à son instrumentalité organise, ce n’est, en effet, rien d’autre que l’impossibilité pour l’homme de trouver dans le langage non pas le moyen d’exprimer, mais l’expression même de son essence spirituelle. Autant dire qu’avec la conception bourgeoise du langage, c’est l’esprit qui se trouve confisqué, voire enfermé.

(…)

Au-delà des catégories utilisées, c’est bien la même oppression, le même sentiment de confiscation, de réduction et de dépossession qui se trouvent au principe de la réflexion sur le langage.

Marc CREPON, Les promesses du langage - Benjamin, Rosenzweig, Heidegger

_______
(*) Allusion à Carlo Michelstaedter, cité précédemment.


10 novembre 2008

« Et cela suffisait … » - Et cela suffisait !?


« (…) A ce propos, je voudrais commencer par présenter un récit singulier de la tradition hassidique, en laissant de côté, bien sûr, toute interprétation ou connotation exclusivement doctrinaire. Le texte dit ceci :

‘’Quand le grand rabbin Israël Baal Sehm-Tov pensait qu’une menace se profilait contre le peuple juif, il avait coutume d’aller concentrer son esprit en certain lieu du bois ; là, il allumait un feu, récitait certaine prière et le miracle s’accomplissait : le danger était écarté. Plus tard, quand son disciple, le célèbre Maguid de Mezeritsc, devait implorer le ciel pour les mêmes raisons, il accourait au même endroit et disait : « Maître de l’Univers, écoute-moi. Je ne sais comment allumer le feu, mais je suis encore capable de réciter la prière ». Et le miracle s’accomplissait. Plus tard, le rabbin Mosh-LEib de Sassov allait également au bois pour sauver son peuple, et il disait : « Je ne sais comment allumer le feu, je n connais pas la prière, mais je peux me placer à l’endroit propice et cela devrait suffire. » Et cela suffisait, et le miracle s’accomplissait. Ensuite, c’est au rabbin Israël de Rizsin qu’il revint d’éloigner la menace. Assis dans son fauteuil, la tête entre les mains, il parlait à Dieu en ces termes : « Je suis incapable d’allumer le feu, je ne connais pas la prière, je ne puis même pas trouver le lieu du bois. Tout ce que je sais faire, c’est raconter une histoire. Cela devrait suffire. » Et cela suffisait. Dieu a créé l’homme parce qu’il aime les histoires. ‘’


Qu’il soit ou non question de Dieu, la réalité a produit l’homme parce que quelque chose en elle, tout au fond, mystérieusement, réclame des histoires. »
Roberto Juarroz, Poésie et réalité.

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Qu'on se le dise !


Vu sur le blog VARIA :
http://zulio.org/journal/post/2008/01/27/Hupomnemata

Hupomnêmata

Les hupomnêmata, au sens technique, pouvaient être des livres de compte, des registres publics, des carnets individuels servant d'aide-mémoire. Leur usage comme livre de vie, guide de conduite semble être devenu chose courante dans tout un public cultivé. On y consignait des citations, des fragments d'ouvrages, des exemples et des actions dont on avait été témoin ou dont on avait lu le récit, des réflexions ou des raisonnements qu'on avait entendu ou qui étaient venus à l'esprit. Ils constituaient une mémoire matérielle des choses lues, entendues ou pensées ; ils les offraient ainsi comme un trésor accumulé à la relecture et la méditation ultérieures.

(...)

Il ne faudrait pas envisager ces hupomnêmata comme un simple support de mémoire, qu'on pourrait consulter de temps à autre, si l'occasion se présentait. Ils ne sont pas destinés à se substituer au souvenir éventuellement défaillant. Ils constituent plutôt un matériel et un cadre pour des exercices à effectuer fréquemment : lire, relire, méditer, s'entretenir avec soi-même et avec d'autres, etc. Et cela afin de les avoir, selon une expression qui revient souvent, prokheiron, ad manum, in promptu. « Sous la main » donc, non pas simplement au sens où on pourrait les rappeler à la conscience, mais au sens où on doit pouvoir les utiliser, aussitôt qu'il en est besoin, dans l'action. Il s'agit de se constituer un logos bioèthikos, un équipement de discours secourables, susceptibles - comme le dit Plutarque - d'élever eux-mêmes la voix et de faire taire les passions comme un maître qui d'un mot apaise le grondement des chiens.

(...)

Aussi personnels qu'ils soient, ces hupomnêmata ne doivent pas être compris comme des journaux intimes, ou comme ces récits d'expérience spirituelle (tentations, luttes, chutes et victoires) qu'on pourra trouver dans la littérature chrétienne ultérieure. Ils ne constituent pas un « récit de soi-même » ; ils n'ont pas pour objectif de faire venir à la lumière du jour les arcana conscientiae dont l'aveu - oral ou écrit - a valeur purificatrice. Le mouvement qu'ils cherchent à effectuer est inverse de celui-là : il s'agit non de poursuivre l'indicible, non de révéler le caché, non de dire le non-dit, mais de capter au contraire le déjà-dit ; rassembler ce qu'on a pu entendre ou lire, et cela pour une fin qui n'est rien de moins que la constitution de soi.

Foucault, L'écriture de soi, Corps écrits n° 5, février 1983, pp. 3-23, reproduit in Dits et écrits, volume IV, Gallimard.

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http://www.caute.lautre.net/article.php3?id_article=1018

(Extrait)

Aussitôt que l’on abandonne le privilège absolu du langage, s’ouvrent de nombreuses perspectives nouvelles eu égard à l’usage et aux pratiques de l’écriture Un exemple historique d’un tel usage est celui des hupomnêmata grecs, une sorte de cahier de notes où celui qui le tient consigne ce qui, du déjà-entendu et du déjà-écrit, revêt de l’importance pour lui. Ce travail de mémoire sert la constitution d’un rapport à soi dans lequel l’autorité du passé se transmute en une altération créative de soi. Foucault précise en quoi les hupomnêmata grecs diffèrent de la forme confessionnelle de l’écriture : « Aussi personnels qu’ils aient pu être, les hupomnêmata ne doivent néanmoins pas être pris pour des journaux intimes ou pour ces récits d’expérience spirituelle (consignant les tentations, les luttes intérieures, les chutes et les victoires) que l’on peut trouver ultérieurement dans la littérature chrétienne. Ils ne constituent pas un "récit de soi" ; leur objectif n’est pas de mettre en lumière les arcanes de la conscience, dont la confession - qu’elle soit orale ou écrite - a une valeur purificatrice. Le mouvement qu’ils cherchent à effectuer est l’inverse de ce dernier : il ne s’agit pas de traquer l’indéchiffrable, de révéler ce qui est caché, de dire le non-dit, mais au contraire de rassembler le déjà-dit, et cela dans un dessein qui n’est pas autre chose que la constitution de soi-même [5] ».

(…)

Selon Foucault la pratique des hupomnêmata grecs est ainsi faite que la consignation écrite de ce qui est mémorable se transforme en une force corporelle. Dans cette transformation, il est question de physique : il s’agit d’un corps en acte et non d’un corps signifiant : « Le rôle de l’écriture est de constituer, avec tout ce que la lecture a constitué, un "corps" (quicquid lectione collectum est, stilus redigat in corpus). Et ce corps, il faut le comprendre non pas comme un corps de doctrine, mais bien - en suivant la métaphore si souvent évoquée de la digestion - comme le corps même de celui qui, en transcrivant ses lectures, se les est appropriées et a fait sienne leur vérité : l’écriture transforme la chose vue ou entendue "en forces et en sang" (in vires, in sanguinem). Elle se fait dans le scripteur lui-même un principe d’action rationnelle [6]. »

Voir lien pour la suite.

03 novembre 2008

Ce que toujours les hommes en font

« Moi je sais que je parle parce que je parle mais que je ne persuaderai personne ; et c’est une malhonnêteté mais (…) si quelqu’un a mordu dans une sorbe perfide il faut bien qu’il la recrache.

Parménide, Héraclite, Empédocle le dirent aux Grecs, mais Aristote les traita de naturalistes inexperts ; Socrate le dit mais on édifia sur ses propos 4 systèmes. L’Ecclésiaste le dit mais ils le traitèrent et l’expliquèrent comme un livre sacré qui dès lors ne pouvait rien dire qui fut en contradiction avec l’optimisme de la Bible ; le Christ le dit et on bâtit sur ses paroles une Eglise. Eschyle et Sophocle et Simonide le dirent, et Pétrarque le proclama triomphalement aux Italiens, Leopardi le répéta avec douleur mais les hommes leur furent reconnaissants de ces beaux vers, et s’en firent des genres littéraires. Si à notre époque les créatures d’Ibsen l’incarnent sur toutes les scènes, les hommes « se divertissent » en écoutant, parmi tant d’autres, ces histoires « exceptionnelles », et les critiques parlent de « symbolisme » ; et si Beethoven le chante si bien qu’il émeut le cœur de chacun, chacun utilise ensuite l’émotion à ses fins propres et au fond … c’est une question de contrepoint.

Si moi aujourd’hui je le répète, à la mesure de mon savoir et de mes possibilités, puisque je le fais de façon à ne pouvoir amuser personne, ni avec dignité philosophique, ni avec réalisme artistique, mais comme un pauvre piéton qui mesure de ses pas le terrain, je ne paie l’entrée dans aucune des catégories établies ni ne crée de précédent à aucune nouvelle catégorie et dans le meilleur des cas j’aurai fait … un mémoire de maîtrise. » (La persuasion et la rhétorique, préface)

A SUIVRE ...