07 décembre 2008

Basilide et les autres

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Et surtout, la conscience grecque et la conscience juive (en particulier les Juifs de la diaspora) souffraient du même déchirement, des mêmes convulsions. Le destin individuel allait se précisant, se détachant du destin collectif qui fut celui des ancêtres. C’était une nouvelle prise de conscience, la naissance d’une conscience nouvelle : la conscience individuelle.

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Mais avant d’aborder le problème des origines et de placer la Gnose dans le temps, il convient de la situer par rapport à nous. Il faut insister, dès maintenant, avant de s’engager dans le labyrinthe des sectes et des mythologies, sur la nature essentielle de la Gnose, sur sa nature « moderne ». Les grandes questions posées par la Gnose – le mal et le monde, le monde et la « psyché » transposées, transcrites en notre langage, se posent encore. Il y a toujours opposition entre la vision cosmique, élargie sans fin, et la vie intérieure. Quels sont les rapports entre l’énergie physico-chimique (le monde) et l’énergie spirituelle ? Entre la notion de nécessité, qui a permis de contrôler la première, et la liberté co-substantielle à la seconde ?

Plus moderne encore, plus actuelle, est la nature de la réponse gnostique, de cette réponse qui est une guérison : son caractère « instantané », guérison instantanée, « choc de lucidité », que les psychiatres ont remarqués si souvent, chez leurs malades. Les remous profonds du subconscient, qui ont stimulé – et souvent égaré – l’aptitude fabulatrice des gnostiques, demeurent en nous et nous animent.

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Or la Gnose, elle-même, est souvent révolte contre la dictature du monothéisme.

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L’on peut cependant voir un rappel gnostique dans la liturgie juive : un dualisme, fort limité, et rapportant au même Dieu les fonctions séparées par la plupart des gnoses – création et libération. (…) La philosophie gnostique est une philosophie en quelque sorte sentimentale et subjective. Plus que les idées (platoniciennes) on y trouve les mouvement de l’âme qui accompagnent les idées, à tel point que l’étude du dualisme gnostique pourrait être considérée comme la phénoménologie du dualisme platonicien : sentiment – romantique par excellence – des limites de la destinée, désir de rompre les limites, de s’évader de tout.

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Le gnosticisme est un phénomène général de l’histoire des religions. (…) La Gnose se détache du temps historique et le transcende. A mieux étudier les gnostiques, on verra se justifier ce détachement et apparaître la permanence, l’actualité de cette attitude philosophique et religieuse.

L’actualité : prodigieusement et même indéfiniment élargi, notre univers a été légué à nos astronomes et nos physiciens par les philosophies grecques. Il porte ce caractère de nécessité, à laquelle seule échappe le mystique dans son effort de retrouver la liberté, synonyme de l’être. Les gnostiques se sont insurgés contre cette nécessité qu’imposait la vision du cosmos. Leur gloire aura été de tenter, par des moyens intellectuels, par un effort de pensée, la construction tu tremplin qui permettrait l’évasion mystique, l’envol de la pensée libératrice. Comme l’a précisé H. Jonas, la révolte gnostique contre le monde est une révolte contre la science grecque.

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« L’esprit gnostique …. en présence d’éléments historiques les ramène spontanément à de l’intemporel, ou plus exactement, à du mythique … La pensée gnostique est, en son fond, une pensée mythique. »

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« L’itinéraire du gnostique ne vas pas du mécanisme cosmique au moi, il va du moi vivant au monde … » (Leisegang) Ce qu’est la Volonté pour Schopenhauer, l’Esprit l’est pour Simon. (…) Un problème se pose à l’esprit ? Comment ce point deviendra-t-il figure ? Comment l’esprit deviendra-t-il corps ? Comment la puissance deviendra-t-elle un acte saisissable ? Pour résoudre ce problème, le gnostique (…) descend dans son propre moi, il scrute son propre esprit. Il découvre alors la distinction entre l’esprit comme fonction et le produit de cet esprit : la pensée … L’intelligence devient la pensée, le sujet devient l’objet. Cette aptitude de l’esprit à produire la pensée comme son objet constitue le principe premier de la démarche simonienne … De même que l’esprit de l’homme s’objective lui-même, de même l’Esprit du Créateur. A la faible puissance spirituelle du microcosme répond la grand dynamis du macrocosme (…) La Racine du Tout a ses fondements dans le corps humain.

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La prosmicuité sexuelle, signalée dans beaucoup de sectes gnostiques, pourra être libératrice, si elle apporte, non pas une variété nouvelle du plaisir, du plaisir personnel, mais bien une possibilité d’échapper à ce qu’aurait de trop personnel la recherche du plaisir et même l’amour. Sacralisation de l’union sexuelle, par sa dépersonnalisation. (…) Aux niveaux supérieurs de conscience, l’amour vécu par les couples privilégiés (…) apportait aux deux élus le privilège de réaliser à deux et parce qu’ils étaient deux, cette expérience du vide total, habitacle de la plénitude absolue.

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La soif de savoir n’a pas été oubliée après la grande expérience libératrice – qui aurait dû abolir tout désir, et même le désir de savoir. L’expérience n’a pas été totale, ou plutôt elle n’a pu être que passagère, provisoire. Quand la plénitude a quitté le vide qui lui avait été préparé, il doit être difficile de porter le poids de ce vide : il faut le combler, l’occuper, en donnant un enseignement, en s’efforçant de transposer en images ce qui n’est pas transposable, traduire ce qui n’a pas de traduction.

Et voici le danger : (…)

Cet effort de transposition, il convient aujourd’hui de le tenter en sens inverse. (…) Il nous faudrait retrouver l’absolu vécu dans l’expérience ancienne. Or cet absolu est peut-être autre aujourd’hui. (…) et cette quête elle-même alimente (…) cet absolu qui vit de nous, comme nous vivons de lui. Ce propos n’est pas un digression : nous trouverons plus loin, chez les gnostiques, la notion de Sauveur sauvé.

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C’est aussi sous le règne d’Hadrien et dans le milieu alexandrin qu’il faut placer Basilide. (…) On a cru voir en lui un véritable philosophe. (…) Voici, selon Hippolyte, l’essentiel de son enseignement : « Il a été un temps où rien n’était. Ce rien n’était pas une des choses existantes, mais pour parler nettement, sans détours, sans artifices, absolument rien n’était. Et quand j’emploie le mot « était » ce n’est pas pour affirmer que le rien « était », mais simplement pour faire comprendre ce que je veux dire. J’affirme que rien, absolument, n’était … Rien donc n’existait, ni matière, ni substance, ni êtres simples, si êtres composés … Tout, absolument tout, étant ainsi et encore plus minutieusement exclu et écarté, le Dieu qui n’est pas, qu’Aristote appelle « la pensée de la pensée » et les Basilidiens « Celui qui n’est pas », sans pensée, sans sentiment, sans dessein, sans plan arrêté, sans émotion quelconque, voulut faire le monde. Si j’emploie le mot « il voulut », c’est pour me faire comprendre, car il n’y eut ni volonté, ni pensée, ni sentiment … Ainsi le Dieu qui n’est pas a fait le monde de ce qui n’est pas … »

Dans ce nihilisme apparent se reflète une attitude qui a valeur philosophique. Il s’y affirme la volonté continue de ne pas se laisser contaminer, consciemment ou non, sous l’influence des habitudes de pensée ou de langage, la notion d’absolu, d’où l’effort soutenu d’échapper à tout anthropomorphisme. Cet effort est si cohérent qu’il nie même à l’absolu créateur un droit à l’existence que notre pensée lui attribuerait, car notre pensée n’a aucun droit à son égard, et pas même celui d’affirmer qu’il est.

Reprenons la citation du texte d’Hippolyte : « Car les noms ne suffisent pas au cosmos, tant il est divers : ils font défaut, et cela dépasse mes forces de trouver pour toutes choses des noms appropriés. Je dois plutôt, faisant abstractions des noms existants, saisir par la pensée leurs propriétés inexprimées ». Cette défiance à l’égard de la parole, de la pensée verbale, peut seule permettre la recherche et l’exercice d’une autre pensée : la pensée mystique.

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La pensée de Basilide nous est rapportée par un auteur qui ne l’a pas comprise. Avant tout, Hippolyte veut ridiculiser ce « Dieu qui n’est pas ». Alors que Basilide avait parlé, non pas d’un Dieu inexistant, mais d’un Dieu dont l’on doit affirmer qu’il échappe aux catégories, aux limitations de l’être et du non-être. Il est au-delà. Rien ne peut être affirmé à son sujet par des mots, mais l’inanité des mots ne signifie pas qu’il soit nié.

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On s’accorde à ne pas voir en Egypte le pays d’origine de la Gnose, qui serait sans doute la Syrie, plutôt que l’Iran. Mais l’on doit relever une affinité typologique entre l’ancienne religion de l’Egypte et le gnosticisme. Dans ces deux types de religion, la vérité religieuse ne se fonde pas sur une attitude de « foi », c’est-à-dire de croyance en une vérité révélée par des messagers de Dieu, mais sur l’intuition, sur le savoir religieux personnel.

M.M. Davy, Encyclopédie des mystiques/ 1 p. 358 / 400