17 novembre 2008

Lui aussi, il dit qu'il parle *

(...) L’un des éléments les plus significatifs est celui qu’indique le titre même de l’essai « Sur la langue en général et la langue des hommes ». Pour donner au caractère magique du langage toute sa portée, il faut d’abord comprendre que le langage n’est pas le propre de l’homme. Chaque chose a son langage, dans lequel elle communique ce que Benjamin appelle son « essence spirituelle ». Son existence ne se réduit pas seulement à sa matérialité propre. Elle existe, en tant qu’elle parle, qu’elle nous parle, sans doute aussi énigmatiques que restent, à ce stade de la théorie, ce pronom et cette adresse. Les choses parlent. Ce faisant, elles n’usent pas d’un langage qui leur serait extérieur. Elles ne disposent pas d’un langage dont elles se serviraient comme d’un instrument pour communiquer cette essence spirituelle. Elles parlent d’elles-mêmes et par elles-mêmes. Et c’est parce qu’elles parlent (dans la mesure où elles se communiquent) que nous leur reconnaissons une telle essence.

Mais que disent-elles ? Elles ne disent rien de particulier. Elles ne nous communiquent aucun contenu, sinon le simple fait qu’elles « nous » parlent. Le langage des choses se résume ainsi à une adresse, sans autre contenu que cette adresse même – c’est-à-dire sans autre contenu que le langage lui-même. C’est ce qui lui donne son caractère magique. Ou plutôt, il tient ce caractère de ce qui apparaît alors comme le trait propre de cette communication : son immédiateté et son infinité.

(…)

Telle est donc la magie du langage. Les choses (nous) disent, immédiatement et infiniment, qu’elles (nous) parlent. Reste à penser le statut, la place singulière de ce « nous » que, respectant le mouvement de la pensée de Benjamin, on a jusqu’alors mis entre parenthèses. Et s’il fallait le suspendre, c’est que l’homme doit d’abord, très provisoirement, être considéré au même titre que les choses, c’est-à-dire comme un être auquel s’applique la théorie générale du langage qu’on vient d’exposer. C’est même ce qui fait, pour une grande part, l’originalité de la démarche de Benjamin. La proposition : « l’essence linguistique des choses est leur langage » est « appliquée à l’homme ». A ce titre, tout ce qui a été dit de la magie du langage (son immédiateté, son infinité) vaut pour ce cas particulier.


L’homme dit donc, infiniment et immédiatement, qu’il parle. Il communique dans son langage son essence spirituelle qui, dès lors qu’il la communique, se confond avec son essence linguistique. Restent deux questions : A qui parle-t-il ? A qui communique-t-il son essence spirituelle comme essence linguistique ? Et de quelle façon parle-t-il ? Non pas au moyen de quel instrument, mais : comment ? Répondre à ces deux questions (et comprendre l’articulation de ces deux réponses), c’est non seulement saisir ce qui fait pour Benjamin la particularité du langage humain, mais c’est aussi comprendre en quoi cette théorie du langage a une double portée, théologique et politique. Etre attentif à la magie du langage (…) c’est en effet tout à la fois souscrire à un espoir de rédemption (…) et s’opposer de façon révolutionnaire à une conception du langage que Benjamin lui-même qualifiera de « bourgeoise ».

A la question : « comment ? » la réponse est simple (du moins en apparence). L’homme parle dans les mots ; autrement dit, il parle en nommant les choses. Et c‘est ce qui fait la singularité de son langage. C’est même tout l’intérêt de partir d’une théorie générale du langage que de faire apparaître ceci : le langage humain se distingue de tout autre langage en ce qu’il est un langage qui nomme. Cela donne au « nous » resté en suspends une singulière dimension : les choses nous parlent et nous les nommons. Leur langage est de se communiquer à nous. Le nôtre est non pas de les communiquer, mais de nous communiquer nous-mêmes (de dire notre essence spirituelle) dans les noms que nous leur donnons. Ce faisant, nous ne préservons la magie du langage qu’à la condition de ne pas réduire les noms à un moyen par lequel nous communiquerions notre essence spirituelle. Etre attentifs à cette magie, c’est, tout au contraire, considérer que cette essence (dans la mesure où elle se communique) est coextensive à la nomination. C’est ici qu’intervient un premier motif politique dans l’analyse de Benjamin.

« Croire que l’homme communique son essence spirituelle par les noms, c’est s’interdire de supposer que l’homme communique réellement son essence spirituelle, - car cela ne se fait point par des noms de choses, autrement dit cela ne se fait pas par des mots qui lui serviraient à désigner une chose. Et alors il peut admettre seulement ceci : qu’il communique quelque chose à d’autres hommes, car cela se fait par le mot qui me sert à désigner une chose. Cette vue est la conception bourgeoise du langage (…) dont la suite va montrer de plus en plus clairement le caractère intenable et vide. Cette vue consiste à dire : le moyen de communication est le mot, son objet est la chose, son destinataire est l’homme. »

(…)

Ce que la réduction du langage à son instrumentalité organise, ce n’est, en effet, rien d’autre que l’impossibilité pour l’homme de trouver dans le langage non pas le moyen d’exprimer, mais l’expression même de son essence spirituelle. Autant dire qu’avec la conception bourgeoise du langage, c’est l’esprit qui se trouve confisqué, voire enfermé.

(…)

Au-delà des catégories utilisées, c’est bien la même oppression, le même sentiment de confiscation, de réduction et de dépossession qui se trouvent au principe de la réflexion sur le langage.

Marc CREPON, Les promesses du langage - Benjamin, Rosenzweig, Heidegger

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(*) Allusion à Carlo Michelstaedter, cité précédemment.


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