16 février 2010

Créer créer

Créer créer

" Si je trace un dessin sur un morceau de papier, il s'agit d'une action que j'accomplis en me fondant sur l'expérience de ma situation. Mais quelle perception ai-je, ce faisant, de moi-même et quelle est mon intention ? Essayè-je de transmettre quelque chose à quelqu'un (communication) ? De rassembler les éléments de quelque puzzle intérieur (invention) ? De découvrir les propriétés de la forme nouvelle qui se dessine (découverte) ? Suis-je étonné de voir apparaître quelque chose qui n'existait pas encore, ou par le fait que ces lignes n'existaient pas sur le papier avant que je les y trace ? Nous approchons ici l'expérience de la création – et du Rien.
Ce qu'on appelle un poème est peut-être un mélange de communication, d'invention, de découverte, de production et de création. A travers cette complexité d'intentions et de mobiles, un miracle s'est produit. Il y a quelque chose de nouveau sous le soleil ; de l'Etre a émergé le Non-Etre ; une source a jailli d'un rocher.
Sans le miracle, rien ne serait arrivé. Les machines sont déjà en train de devenir plus aptes à communiquer entre elles que les humains. Cette situation a quelque chose de paradoxal : on se soucie de plus en plus de communication et de moins en moins de communiquer ...
Nous ne sommes pas tellement préoccupés de "boucher un trou" dans la théorie ou la connaissance, de remplir un espace vide. Le problème n'est pas de mettre quelque chose dans rien mais de créer quelque chose à partir de rien, ex nihilo. Le Non-Etre, le Rien d'où la création émerge n'est pas un espace vide ou une durée vide.
A ce stade, nous sommes à la limite de ce que le langage peut exprimer, mais nous pouvons suggérer par le langage pourquoi le langage ne peut dire ce qu'il ne peut dire.

(...)

"Le ciel est bleu" signifie littéralement qu'il existe un substantif "ciel" qui est "bleu". Cette séquence sujet-verbe-objet, dans laquelle "est" est la copule unissant "ciel" et "bleu", est une combinaison de sons, de syntaxe, de signes et de symboles dont nous sommes prisonniers et qui nous sépare de (en même temps qu'elle nous renvoie à) cet inexprimable ciel – ciel bleu. Le ciel est bleu et le bleu pas pas le ciel, "ciel" n'est pas "bleu" – mais en disant "le ciel est bleu", nous disons "le ciel est". Le ciel existe et il est bleu. "Est" sert à unir n'importe quelles choses et en même temps ce n'est aucune des choses qu'il unit.
Aucune des choses qui sont réunies par "est" ne peut s'exprimer par "est". "Est" n'est pas ceci, celà, ou autre chose, ou quoi que ce soit, et pourtant "est" est la condition de la possibilité de toute chose. "Est" est cette non-chose, ce rien par quoi toutes les choses sont.
"Est", en tant que non-chose, est ce par quoi toutes les choses sont, et la condition de la possiblité d'être, pour n'importe quoi, c'est que cette chose soit en relation avec ce qu'elle n'est pas. Cela revient à dire que l'essence de l'Etre, de tous les êtres, est la relations qui existe entre elles.

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L'homme crée en se transcendant lui-même par l'acte de se révéler. Mais ce qui crée, l'argile, le pot et le potier, tout cela n'est pas moi : je suis le témoin, le moyen, l'occasion d'un évènement que la chose créée rend évident.
L'homme n'est fondamentalement pas engagé dans la découverte de ce qui est, ni même dans la communication. Ce qu'il fait, c'est permettre à l'Etre d'émerger du Non-Etre.
L'expérience qui consiste à être le moyen réel, le médium d'un processus continu de création, entraîne celui qui la fait au-delà de toute dépression, de tout sentiment de persécution, de toute gloriole, au-delà même du chaos ou du vide, au sein du mystère même de ce continuel passage du Non-Etre à l'Etre. Cette expérience peut être l'occasion de la grande libération que représente le passage de la peur sans objet à la compréhension du fait qu'il n'y a rien à craindre.

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Il y a des hommes qui se sentent appelés à se créer eux-mêmes à partir de rien, leur sentiment profond étant qu'ils ont été mal créés ou créés seulement pour détruire.
S'il n'existe ni signification, ni valeurs, ni source d'aide ou de soutien, l'homme, en tant que créateur, doit alors inventer des significations, des valeurs, tirer de rien sa nourriture et son soutien. Il est un magicien.
Un homme peut effectivement produire quelque chose de nouveau (un poème, un tableau, une sculpture, un système philosophique), penser des idées que personne n'a pensées avant lui, produire des images jamais vues – mais il tirera vraisemblablement peu de profit de sa propre créativité. Le destin qui attend le créateur, après avoir été ignoré, négligé, méprisé, c'est – heureusement ou malheureusement, selon le point de vue où l'on se place – d'être découvert par les non-créateurs.

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Une activité doit être comprise dans les termes de l'expérience d'où elle émerge.

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Nous sommes ici au-delà de toutes les questions, excepté celles de l'Etre, du Non-Etre, de l'incarnation, de la naissance, de la vie et de la mort.
La création ex nihilo a été décrétée impossible même pour Dieu. Mais ce sont les miracles qui nous intéressent : nous devons, comme disait Lorca, entendre la musique des guitares de Braque.
Du point de vue d'un homme aliéné de la source de création, celle-ci naît du désespoir et aboutit à l'échec. Mais un tel homme n'a pas suivi le sentier jusqu'à la fin des temps, la fin de l'espace, la fin de la nuit et la fin de la lumière. Il ne sait pas que c'est là où tout finit que tout commence. "


Ronald D. LAING La politique de l'expérience (1967)