23 novembre 2008

Rien à vous (faire) lire !

Le fait de s'en remettre à l'imprimerie conduit le monde vers la solitude. L'homme moderne écrit ses pensées, ses poésies, etc. et il en attend de la gloire auprès du plus grand nombre (un spectre) ou un écho chez un petit nombre. Mais ces derniers ne lisent pas, ou ils ne lisent que lorsque l'auteur est déjà mort. La solitude est en partie rendue nécessaire par notre société, et en partie elle est obtenue par une technique raffinée (mais inconsciente) de l'auteur lui-même. S'il parlait au lieu d'écrire, il ne serait pas seul.
p. 42

Côté infantile de Schopenhauer. Certains de ses accents polémiques ressemblent véritablement aux caprices d'un enfant. Sa vanité sénile, qui absorbe béatement tous les compliments (les louanges, les exaltations des disciples) sans même prêter attention à la valeur de ce qui les prodigue.
Son style revigore, il nous console dans la solitude. Brillant et profond, riche et original, toujours de manière inattendue, non complaisant avec lui-même comme celui de Goethe. On sent que toute une vie se décharge, que l'écriture est la seule raison de son existence, sa consolation quotidienne. C'est une voix vivante, qui croit ne pas vouloir être écoutée, et se maintient ainsi en vie par écrit. Justification moderne de l'écriture.
p. 59

En d'autres termes, le mystique qui parle ou écrit est un artiste pour un public limité, mais il n'en est pas moins pour cela universel, puisque tous ceux qui participent de sa vie intérieure, ou d'autres qui en sont proches, reçoivent la communication.
p. 76

Celui qui a formé ses idées de cette manière et a, pour sa part, observé la vie qui l'entoure d'un regard original, évoluant toujours parmi les sensations et non parmi les concepts, et qui, sur la base de ces données intuitives, a élaboré des jugements personnels, devient rapidement un individu pouvant entrer en contact avec d'autres, non seulement pour apprendre, mais aussi pour exprimer ce qu'il a forgé en lui-même.
p.104

En bref, la raison est un discours de la contrainte, face au discours poétique, plus ancien, qui est celui de la suggestion, ou au discours rhétorique légèrement postérieur, qui est celui de la persuasion. Le signe de la nécessité est à la racine de l'expression rationnelle, et la nature de la nécessité est précisément de commander.
Mais commander n'a pas de sens, s'il n'y a pas quelqu'un qui puisse obéir. Donc la sphère de la communication, telle qu'elle accepte comme seul arbitre le jugement de la violence, est la condition originelle de la configuration de la faculté raisonnante.
p. 127

Quand on éloigne l'homme de la sphère de ses besoins immédiats, et qu'on l'observe pour voir si quelque chose s'ajoute encore, si l'homme a quelque chose à donner, à extérioriser, nous sommes frappés par la pauvreté de ce superflu. Tout au plus, il tente de reproduire de diverses manières des images circonscrites, en se servant de compétences les plus diverses. Ou des évènements réellement arrivés, qui ne concernent plus sa personne, et qu'il veut maintenant raconter ou faire revivre. (...) Et c'est pourtant cette activité expressive qu'on appelle généralement l'art (...). La sphère de la communication reste un présupposé de ces actes anomaux de l'homme.
p. 134

L'écriture comme épisode.
Se servir de l'écriture comme d'un instrument pour restaurer la parole vivante, avec comme visée la constitution d'une communauté vivante, ce que les conditions générales de la culture ne produisent précisément plus.
Platon contre l'écrit : Septième lettre.
p. 150

Maladies inexplorées
Les maladies de l'intellect sont parmi les moins connues, "précisément" parce qu'elles sont aujourd'hui les plus diffuses et les plus généralisées. Ce champ d'action échappe à notre siècle thérapeutique. Il s'agit en partie de maladies sournoises, intrinsèques, générées par des tromperies retentissantes, par des méprises sur certains mots, inoculées dans le flux des générations. Ce sont en partie des maladies individuelles ou dues au milieu, qui se déclarent pendant les années d'apprentissage, propagées par les mécanismes dominants de l'argumentation, par une perversion du goût qui évalue les hommes et les choses selon des mètres indiscutables, selon l'opinion publique de ceux qui se présentent comme plus brillants, modernes, distingués. Le jeune intellect qui tombe dans nos milieux, se retrouve englué, il devient paresseux : en se rendant maître de ces formules, il se sent déchargé de l'obligation de former ses propres jugements, et à l'avenir il ne sortira plus de ces ornières, parce que désormais il sait déjà comment sont les choses.
Giorgio Colli, Philosophie de la distance

4 commentaires:

Caillou a dit…

C'est toujours profondément réjouissant de découvrir par écrit ce qu'on pense sans savoir le dire. Youpi!

varna a dit…

Tu l'as dit et je m'en réjouis profondément ! ;-)
Sérieux : content que ça te parle aussi !

Anonyme a dit…

Lien:http://www.lyber-eclat.net/lyber/colli/apres_nietzsche/apres_nietzsche.html
Giorgio Colli, Après Nietzsche. Lyber

Anonyme a dit…

Il faut que je le lise celui-là, absolument.
Merci pour la découverte Varna.