30 novembre 2008

Je cherche un homme

Imaginons qu’une biographie d’Ulysse (…) nous indiquât que le héros n’a jamais quitté Ithaque. La déception que produirait en nous ce livre, heureusement hypothétique, est celle que produisent toutes les biographies de Whitman. De l’univers paradisiaque de ses vers à l’insipide chronique de sa vie, le passage est mélancolique. Et de façon paradoxale cette mélancolie inévitable s’aggrave encore lorsque le biographe essaie de dissimuler qu’il y a deux Whitman ; l’un, « le sauvage amical et éloquent » de Leaves of grass, l’autre, le pauvre écrivain qui l’a inventé. (…) [suit ici une liste de contradictions entre l’un et l’autre] ... mais il importe davantage de comprendre que le vagabond heureux dont les vers de Leaves of grass nous offrent l’image aurait été incapable de les écrire.

Byron et Baudelaire ont, en des ouvrages illustres, dramatisé leur infortune ; Whitman, son bonheur. (…) Whitman, avec une fougueuse humilité, souhaite ressembler à tous les hommes. Leaves of grass, obesve-t-il, « est le chant d’un grand individu collectif, populaire, homme ou femme ». Ou bien encore, dans ces vers immortels (Song of myself, 17) :

Voici en vérité les pensées de tous les hommes dans tous les lieux et à toutes les époques ; elles ne me sont pas propres.
Si elles sont moins tiennes que miennes, elles ne sont rien ou presque rien.
Si elles ne sont pas l’énigme et la solution de l’énigme, elles ne sont rien.
Si elles ne sont pas proches et lointaines, elles ne sont rien.
Voici l’herbe qui pousse là où il y a de la terre et de l’eau.
Voici l’air commun qui baigne la planète.

(…)

Il (Whitman) fut aussi celui qu’il devait être dans le futur, dans notre nostalgie à venir, créée par ces prophéties qui l’annonçaient (Full of life, now) :

Plein de vie, aujourd’hui, compact, visible,
Moi, âgé de quarante ans en l’an quatre-vingt-trois des Etats-Unis,
Je te cherche, toi, dans un siècle ou dans beaucoup de siècles,
Toi, qui n’est pas né, je te cherche.
Tu es en train de me lire. Et maintenant c’est moi qui suis invisible,
C’est toi, compact, visible, qui perçois les vers et qui me cherche,
En songeant combien tu serais heureux si je pouvais être ton compagnon.
Sois heureux comme si j’étais avec toi. (Ne sois pas trop sûr que je ne suis pas avec toi).

(...) Rapprocher le nom de Whitman de celui de Paul Valéry est, à première vue, une opération arbitraire et, qui pis est, inepte. (...) Un fait pourtant les unit : l'oeuvre de tous les deux à moins de prix comme poésie que comme signe d'un poète exemplaire, créé par l'oeuvre même. (...) L'un des objets des compositions de Whitman est de définir un homme possible - Walt Whitman - doué d'une infinie et négligente félicité;

Jorge Luis BORGES, Enquêtes (p. 89 à 98)

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